Joseph FRICAUD et Bernard MOITESSIER, constructeurs de Joshua, amis éternels
Joseph FRICAUD, 64 ans en 2005 lorsqu'il cède les parts de META à Patrice Passinge ; fils ainé de Jean FRICAUD, constructeur de Joshua.
"J'avais 22 ans en 1962 et Bernard [MOITESSIER] 37."
Mon père Jean Fricaud, alors constructeur de pelles hydrauliques à Chauffailles (50 km de Tarare) avait offert à Bernard Moitessier de lui construire la coque de Joshua en 12 mètres, en ses ateliers. Bernard à l’époque, ne connaissait pas ce matériau et s’en méfiait. Tout naturellement, mon père lui a proposé de venir passer ses vacances avec nous sur son propre bateau en Corse ; il l’a donc « embauché » comme marin sur la Sainte Marthe afin qu’il puisse mieux appréhender le comportement d’un bateau en acier et en capter les sensations. Ils s’appréciaient beaucoup tous les deux et se respectaient. Bernard est alors tout naturellement devenu un ami de la famille.
Mon père avait très vite compris le personnage. Quant à moi qui n’y connaissais rien en bateau –j’étais plutôt passionné d’automobiles- je l’observais comme un original, un phénomène marin, un étranger d’un autre monde. Je dirigeais à l’époque une petite entreprise de sous-traitance à Chauffailles (baptisée Meta et dont le principal client était mon père Jean Fricaud !).
Bernard recherchait avant tout un bateau costaud et d’entretien facile ; il s’inquiétait de savoir comment vieillissait un bateau en acier. Angoissé par la corrosion mais doué d’un solide bon sens, il fut très enthousiaste du choix des membres en fers plats (en lieu et place des traditionnelles cornières) qui avait été retenu pour la Sainte Marthe, des membrures permettant de passer facilement le pinceau. Sensible à l’aspect pratique, il voulait pouvoir tout démonter pour surveiller et repeindre. « Un singe peut se servir d’un pinceau » disait-il. J’apprécie son humilité, il savait dire simplement « j’ignore » ou « j’ai peur ».
Et Joshua fut construit. Bernard a travaillé aux côtés du chaudronnier César Alexandre, et du soudeur Aimé Desmurger. Ils formaient donc équipage à trois.
Mon père m’a incité à quitter Chauffailles où Meta travaillait pour l’entreprise Jean Fricaud père, afin de me lancer dans la construction de voiliers de type Joshua à Tarare. Bernard a accepté de me parrainer. Lorsque je l’ai revu en 1963 au démarrage de cette nouvelle activité, il m’a tout d’abord fait peur car je n’y connaissais rien. Les deux premiers clients de la série Joshua ont voulu augmenter le franc-bord. Bernard n’était pas d’accord et nos rapports étaient tendus : il était avec raison très exigeant or moi, je débutais dans le métier. Les clients voulaient davantage de volume intérieur, leur critère étant surtout d’avoir un joli carré ; ils ne pensaient nullement aux problèmes de navigation et d’entretien, alors que Bernard avait cette vision prospective de l’usage authentique d’un bateau. C’était un puriste et ce « traficotage » du plan initial du Joshua pour satisfaire le désir des clients et cela ne lui plaisait pas du tout.
Après ces premiers contacts à l’atelier, il est venu de temps à autre, chez moi à la maison de Lyon. Nous nous sommes alors découverts progressivement. J’ai commencé à le comprendre dans les années 74-75 où nos échanges étaient plus riches. J’en garde une forte nostalgie. Nous parlions du « Grand Architecte », du sens de la vie, et de la mort qui l’obsédait alors.
J’ai été frappé par son bon sens, son intelligence pratique, son sens aigu de la simplicité. Et pour obtenir des solutions simples, il faut souvent avoir une forme de génie comme Bernard l’avait. Par exemple, une manche à air pouvait être réalisée à l’aide d’une simple chambre à air. Le pont du Joshua avait un dépouillement étudié, rien ne devait accrocher, rien ne devait blesser ni coincer ; il ne voulait ni rail, ni boulon sur le pont, tout devait être soudé, pour éviter les risques de rouille. Tout était surdimensionné. Il a ainsi pu réaliser son bateau avec un minimum d’argent mais un maximum de sagesse.
En pensant à Bernard, je pense à un jésuite ou un ermite, par sa sobriété et sa recherche permanente.
Bernard m’a beaucoup marqué, en tant que marin et écrivain, bien-sûr, mais surtout en tant que philosophe. Il m’a permis, à titre personnel, de relativiser beaucoup de choses et de changer profondément. Je suis convaincu de la nécessité d’engagement dans une affaire pour qu’elle marche mais pour autant, l’argent ne doit pas être érigé en roi. J’ai acquis un certain détachement par rapport au matériel et, à titre personnel, mes besoins se sont restreints au cours des années.
Quand je me sens agressé, je pense à Bernard, je cherche une solution simple et me souviens alors de la puissance de son humour : quand une discussion se compliquait trop, lui-même la terminait en rigolant.
Bernard, je te redis un grand merci pour tes apports inestimables.
Joseph FRICAUD